E. Simonato: Nouvelle histoire documentée de la colonie suisse de Chabag 1822-1944

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Titel
Une cinquième Suisse au bord de la mer Noire. Nouvelle histoire documentée de la colonie suisse de Chabag 1822-1944


Autor(en)
Simonato, Elena
Erschienen
Bâle 2021: Schwabe Verlag
Anzahl Seiten
275 p-
von
Olivier Grivat

« Le déluge des vicissitudes géopolitiques a englouti Chabag, dont il ne subsiste que quelques vestiges : les murs de stuc rose du temple, des caves à vin vides, les pressoirs à raisin. Chabag est le symbole d’une civilisation à jamais disparue », constate Elena Simonato dans sa préface. Enseignante de linguistique et de civilisation russes à l’Université de Lausanne, elle s’intéresse en particulier à l’histoire des relations Suisse-Russie, notamment aux colonies viticoles de la mer Noire.

En plein conflit entre la Russie de Vladimir Poutine et l’Ukraine de Volodymyr Zelenski, cet ouvrage sur une « cinquième Suisse » tombe à pic. Russe à l’ère tsariste, roumaine entre les deux guerres mondiales, elle est devenue ukrainienne après l’indépendance du pays en 1992. Aujourd’hui, le canon tonne près d’Odessa, mais l’armée russe reste à distance. Le pont de chemin de fer métallique qui franchit l’embouchure du Dniestr, à Zatoka, la « cité balnéaire » des colons suisses, est la cible des Russes qui veulent entraver le transfert d’armes depuis la Roumanie.

L’Histoire bégaie et l’on se croirait revenu à ce jour du 28 juin 1940, où l’Armée rouge a lâché ses parachutistes sur Chabag. Ce jour-là, les colons n’ont eu que le temps de faire leurs valises et de sauter dans le premier convoi vers Bucarest : « C’était le dernier train. Tout est resté : le froment au grenier, le pain était encore dans le four », a raconté en 2015 l’un des derniers survivants dans une interview citée par l’auteure (pp. 186-187).

Beaucoup d’écrits ont déjà raconté l’histoire de Chabag qui vit son bicentenaire en cette année 2022. C’est le 19 juillet 1822 que le premier convoi est parti de Vevey pour parcourir le trajet du Léman au Liman, cet estuaire du Dniestr qui se jette dans la mer Noire, à 70 km du port d’Odessa.

Il reste encore des zones d’ombres et l’ouvrage entend apporter des éclairages nouveaux sur la vie de Chabag, avance l’auteure dans la préface : « Nous avons consulté chaque fois que cela a été possible les textes originaux » (p. 11). Notamment les archives de Saint-Pétersbourg et d’Odessa dans le cadre d’un projet bilatéral financé par le Fonds national suisse. Un travail de détective, de déchiffreur et de calligraphe.

La force de l’auteure est d’avoir pu consulter les archives en russe, alors que celles de la colonie retrouvée après la chute de l’URSS au Musée de Belgorod-Dniestrovski, sont rédigées en français jusqu’en 1871. La lecture des deux Livres de commune de Chabag, pour la période de 1830 à 1849, dont une copie se trouve aux Archives cantonales vaudoises, donne une idée de la diversité des occupations de cette municipalité « vaudoise » transposée aux confins de la Russie. Les plus de 23 ans de la colonie élisaient régulièrement leur maire et leur vice-maire (on ne disait pas syndic). C’est un témoignage de première main de la vie de tous les jours à Chabag, de ses problèmes et du comportement de ses habitants. Côté russe, les archives du cabinet du tsar rapportent de nombreux détails de la vie quotidienne : « Ils cultivent essentiellement la vigne, dont ils tirent 3000 à 4000 l. de vin. Ils cultivent les terres uniquement en quantité suffisante pour se procurer du pain, mais pour cela ils ont des ouvriers. » Comme le confirme Rodolphe Buxcel, ce Vaudois originaire de Romainmôtier, né à Chabag en 1905 et mort près de Chicago en 2015 à l’âge vénérable de 110 ans : « On avait des domestiques, on était riches, mais on n’avait pas d’argent ! »

« Les Suisses sont arrivés avec des avantages meilleurs, ils savent cultiver la vigne, savent préparer du meilleur vin. Ils seront en mesure de créer des plantations de vin de dessert », note un rapport du Cabinet des ministres du tsar en 1827 (p. 56). La première récolte permet de gagner 300 roubles pour chaque colon. Presque tout le vin est acheté par le même négociant de la ville voisine d’Akkerman (aujourd’hui Bilhorod-Dnistrovskyï). Pour célébrer dignement l’anniversaire de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies — Alexandre Ier en 1825 — « selon l’usage suisse » — les colons vont exécuter un grand tir à la carabine ! De passage dans la colonie en 1863, l’écrivain Afanasjev-ˇCuzbinskij note à propos des vins que : « Je suis convaincu que si les gens vivant aux alentours connaissaient les vins de Chabag, ils arrêteraient de boire toutes les saletés appelées vin qu’on fait venir de l’étranger et boiraient le vin bessarabien. On trouve à Moscou et à St-Pétersbourg des vins de Crimée, mais je n’y ai jamais vu de vins bessarabiens, à moins qu’ils soient vendus sous un nom différent » (p. 91). Et d’ajouter un détail pittoresque : « Les chiens sont les premiers voleurs du raisin. Ils se réunissent durant la saison des vendanges et, profitant que les ceps sont taillés très bas, dévorent les meilleurs raisins. Les fossés ne les arrêtent pas, dès lors les gardes armés de fusil sont toujours en alerte. Le soir à Chabag, on entend souvent les coups du fusil » (pp. 91-92).

Mais bientôt la colonie est victime des ravages de la peste, qui n’empêche pas l’arrivée de nouvelles familles vaudoises. Jusqu’en 1831, quelque 165 personnes émigrent de Suisse pour se fixer à Chabag : les Besson, Forney Michoud en 1826, les Dogny et Laurent en 1828, les Hachler, Jaton, Kiener, Miéville, Tapis et Thévenaz en 1829, les Buxcel, Gander, et Logoz en 1830 et les Descombaz en 1831. Pour survivre aux fléaux qui les menacent, les colons vont former un grenier commun pour parer à d’éventuelles disettes. En effet, les malheurs ne vont pas manquer de leur tomber sur la tête : en 1845, ce sont les sauterelles qui ravagent la colonie, l’herbe est entièrement détruite, le blé souffre beaucoup et la vigne est aussi attaquée. On fait venir des gens de la ville voisine pour repousser les insectes dans les fossés remplis de paille auxquels on mettra le feu.

Digne successeur de Louis-Vincent Tardent, fondateur de Chabag, son fils Charles (appelé aussi Karl) va publier en 1854 un livre en russe intitulé « Viticulture et vinification ». Réédité à plusieurs reprises, il sera récompensé par le gouvernement. Même en employant des ouvriers, il travaille avec eux, plante, sème, se fait maçon, géomètre, mécanicien ou vigneron, note Elena Simonato : « Toujours travailleur, toujours plein de préoccupations, mais de bonne humeur et accueillant, il trouve le temps pour sa famille et pour lire, et pour rendre son dû au pays qui l’a accueilli » (p. 90). Il met au point le moyen de cultiver du bon raisin à petit frais. Le Nouveau Marché d’Odessa le commercialise. Dans son livre à succès, il rend hommage à sa nouvelle patrie, la Russie : « Ça fait vingt ans que je quittai la Suisse, mon pays natal, et m’installai sur tes terres, oh le sud de la Russie bénie. Tu m’as accueilli comme une personne de ta famille, tu m’as offert tout ce dont jouissent tes propres enfants, enfants de la terre russe, grande et glorieuse » (p. 89), relate une biographie de Karl Ivanoviˇc Tardan publiée à Odessa en 1856.

Zitierweise:
Grivat, Olivier: Rezension zu: Simonato, Elena: Une cinquième Suisse au bord de la mer Noire. Nouvelle histoire documentée de la colonie suisse de Chabag 1822-1944, Bâle : Schwabe, 2021. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 230-232.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 230-232.

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